Inventer la liberté : acteurs et enjeux (1848-1945)
La Basse-Terre, du Prêcheur à Case-Pilote en passant par Saint-Pierre, joue un rôle déterminant dans les événements de mai 1848. Si à Saint-Pierre émergent des figures médiatrices, comme Porry-Papy, qui recherchent les voies de l’apaisement, Le Prêcheur (Huc) et Case-Pilote (Le Pelletier Saint-Rémy) sont dirigés par deux personnalités en vue du courant conservateur parmi les colons. Jean Antoine Huc et Le Pelletier Saint-Rémy comptent parmi les plus virulents défenseurs du statu quo esclavagiste. Ce sont les deux seuls maires de Martinique à avoir refusé de prêter serment à la IIème République de février 1848. Huc, au Prêcheur, sera en première ligne contre les émeutiers du 22 mai, qui imposent l’Abolition au gouverneur Rostolan. Son gendre – Saint-Clair Dujon – est abattu à Sainte-Philomène (route du Prêcheur) par les esclaves insurgés et lui-même doit un temps s’exiler à Porto-Rico pour échapper à la vindicte des affranchis. Quant au maire de Case-Pilote, Le Pelletier Saint-Rémy, il sera lui aussi directement confronté aux insurgés.
Case-Pilote et l’Abolition : On a peu souvent souligné le fait que Case-Pilote fut un des principaux lieux de trouble dans les jours qui précédèrent l’Abolition. Un mois avant le 22 mai, le 23 avril 1848, durant les fêtes de Pâques, une série d’incidents pousse le maire de la commune à se réfugier dans les cannes
A Case-Pilote et au Prêcheur, les choses se passent mal. La veille après la messe à l’église paroissiale; le maire de la commune, M. Le Pelletier de Saint-Rémy, a refusé de signer la pétition en faveur de Bissette et de crier «Vive la Liberté, Vive La République». Son domicile a été envahi, et par ailleurs, des libres de couleur ont exigé que sa femme paye une dette de 200 Francs sur le champ. L’émeute a été si violente qu’avec la protection de leurs domestiques, les Le Pelletier de Saint-Rémy, mari, femme, enfants et petites-filles ont dû fuir et passer la nuit dans les cannes.
In G. Pago, 1848 : Chronique de l’abolition de l’esclavage, 2006
Le maire et sa famille ne reparurent qu’une dizaine de jours plus tard. Quant à son cousin Le Pelletier du Clary, ancien président du Conseil Colonial qui avait publié, en 1841, un essai en faveur de l’esclavage, Du travail libre et du travail forcé aux colonies françaises, son ami Pierre Dessalles témoigne :
Duclary est dans une profonde misère, les nègres ont refusé le travail. Il est monté sur son habitation pour les pérorer, mais suivant toutes les apparences, il n’obtiendra rien. Comment, en effet, faire travailler les nègres lorsque le Gouvernement refuse d’aider les propriétaires (…) J’ai été voir Duclary qui fait peine à voir. Il revient de son habitation, ses nègres lui ont déclaré qu’ils étaient libres. Ils ont refusé tout travail. Il a porté sa plainte à M. Husson, le directeur de l’intérieur, mais il n’obtiendra aucune réponse. La conduite de M. Rostolan est incroyable. Il compromet tout par sa faiblesse.
In P. Dessalles, La vie d’un colon à la Martinique au XIXème siècle, T.3
Yves-Léopold Monthieux écrit au sujet de cette situation :
“C’est ainsi que les esclaves de Case-Pilote s’étaient retrouvés libres, de fait, dès ce 23 avril 1848, soit 1 mois avant le 22 mai. Il s’en était suivi une période de flou au cours de laquelle, selon la chronique, les résidences des colons furent occupées, leurs mobiliers et ustensiles de cuisines, emportés. Cette situation fut assez répandue et, tout en demeurant dans leurs fonctions, certains maires accordèrent leur liberté aux esclaves. Cette situation se serait produite notamment au Robert et au Lorrain.”
Georges Aliker ajoute : “Le jeudi 18 mai 1848, dans les campagnes, nombreux sont les esclaves qui refusent de couper la canne en attente de l’abolition, et le mouvement fait tâche d’huile.” [ In “Case-Pilote, Bulletin municipal n°35”]
Suite à l’insurrection des esclaves, qui fait plus d’une trentaine de victimes à Saint-Pierre et au Prêcheur dans la nuit du 22 mai, et mesurant l’agitation qui se répand à travers l’île, le gouverneur Rostolan décrète l’abolition de l’esclavage à la Martinique le 23 mai 1848. Se faisant, il n’attend pas l’arrivée du décret d’abolition gouvernemental, voté le 27 avril précédent à Paris, qui arrive le 3 juin – dix jours trop tard…
Quatre mois après l’Abolition, le 23 septembre 1848, les électeurs mâles de Case-Pilote, y compris la masse des anciens esclaves nouvellement affranchis, sont invités à élire démocratiquement leur Conseil municipal. La ferveur politique est intense entre le camp des colons conservateurs qui tente de sauver les meubles, celui des modérés (défendu par le mulâtre Bissette à travers une alliance avec le béké Pécoul), et le camp des “progressistes” républicains (celui des masses urbaines, de Schoelcher puis, plus tard, de Hurard et de Desproges).
A Case-Pilote, c’est le camp des républicain, mené par Jacques Oscar (Jacques Oscar Decressionnière), qui l’emporte. Ce dernier sera le premier maire noir élu de la commune.
Jacques Oscar (Jacques Oscar Decressonnière) (1812-1872)
Sa mère esclave fut elle affranchie après sa naissance, comme le prétendait ses adversaires ? Par ce traitement vexatoire, ces derniers ridiculisaient la qualité d’homme libre de Jacques Oscar, qualité qu’ils prétendaient liée à la naissance. Originaire de Saint-Pierre, il s’installa à Case-Pilote en qualité de tailleur. Très apprécié, il devint une personnalité influente de la commune. Ses affaires prospèrent au point de racheter, en 1853, l’habitation Fond Boucher aux Crosnier de Lassichère (155 ha). A son élection, les officiers d’Etat-Civil, soulignant l’incertitude de son statut à la naissance, l’enregistre sans patronyme (comme pour un esclave) : “Jacques Oscar”. Lors de sa réélection en 1851, il fera rétablir ses droits et reconnaître le nom qu’il tient de sa mère autrefois affranchie : “Decressonnière”. Il fut la figure marquante du parti de l’égalité des Noirs, face au parti colonial représenté par les usiniers et quelques grandes familles mulâtres de commerçants et de fonctionnaires, omniprésentes dans la vie politique de la commune : les Osenat, les Cadoré, les Doëns, les Médouze…
Les deux grands combats de la seconde moitié du XIXème siècle furent, pour les républicains de la Martinique, la modernisation de la société (électricité, routes) et surtout, l’éducation. Le Pierrotain Marius Hurard (1948-1902), qui n’hésita pas à investir ses fonds propres pour l’avancement de la cause, fut la figure de proue de l’école laïque gratuite à la Martinique. C’est pour financer ces dépenses publiques que le courant de Hurard, soutenu à Case-Pilote par les frères Jules et Victor Sévère, s’oppose à l’assimilation intégrale et défend le maintien de prérogatives fiscales locales.
27 Février 1888 : Arrêté instituant une école publique filles à Bellefontaine, commune de la Case-Pilote. Elle sera dirigée par une institutrice adjointe dépendant de la directrice de l’école des filles de Case-Pilote. Elle s’ouvrira le 1er avril 1888.
Pendant quasiment tout le siècle qui a suivi, la vie politique de Case-Pilote sera marquée par une double fracture :
- une opposition majeure entre conservateurs proches des milieux békés usiniers et républicains favorables à l’égalité des droits (assimilation à la France)
- une petite musique qui fait entendre sa différence du côté de Bellefontaine et du monde rural, considérant que les gens du bourg monopolisent le débat et exigeant la prise en compte de leurs réalités économiques (politiques du sucre et du rhum).
Marius Hurard (1848-1902)
Né avec l’Abolition et mort avec l’Éruption, incarne ce demi-siècle de luttes et d’idéalisme durant lequel les femmes et les hommes de couleur de Martinique se sont frayé un chemin vers l’égalité et la dignité. Contre l’ordre établi qui défendait une école cléricale et payante, Hurard imposa l’école laïque gratuite dans chaque commune, aux frais du Conseil Général qu’il présidait, comme moyen de l’émancipation du peuple.
Avant même la promulgation des lois Ferry, le lycée de Saint-Pierre est inauguré en 1881 et un pensionnat colonial de jeunes filles y ouvre en 1884.Avocat et distillateur, il milite aux côtés de certains usiniers békés pour que la colonie conserve une certaine autonomie permettant de financer la modernisation et de protéger l’industrie locale. Il entend mener de pair transformation sociale et réalisme économique. Cette position va profondément diviser le parti républicain, qui reste majoritairement partisan d’une assimilation intégrale. Cette division va impacter la relation politique entre les élites urbaines de Case-Pilote et les élites rurales de Bellefontaine. Les premières oscillent entre le légalisme et Desproges, les secondes soutiennent Hurard.
En 1885, en pleine campagne des législatives, une scission est intervenue au sein du parti républicain entre ses deux grandes figures, le député Ernest Desproges et Marius Hurard. La raison de la rupture portait sur une question importante : fallait-il poursuivre ou non la politique d’assimilation complète de la Martinique à la France ? Ernest Deproge et ses partisans étaient favorables. En revanche, le clan de Marius Hurard était contre8. Chaque tendance créa son journal L’Indépendant de Marius Hurard et La Petite France, favorable à Ernest Deproge.
La position d’Hurard suscitait l’intérêt du clan Béké qui voyait là l’occasion rêvée de refaire surface sur le plan politique depuis son éviction en 1848. Marius Hurard, ses partisans et un groupe de Békés républicains créaient un nouveau parti politique, le Parti Républicain Progressiste ou Parti nouveau. Alors que l’idéologie politique dominante à la fin du XIXème siècle est l’assimilation complète, ce nouveau parti va prôner l’autonomie pour défendre les intérêts économiques de l’oligarchie Béké en Martinique. Pour Marius Hurard et ses partisans, l’assimilation complète entraînerait l’application des lois sociales métropolitaines en Martinique. Ce qui entraînerait un surcoût financier pour les usines et les plantations. Ils étaient également hostiles au fait que l’assimilation complète réduirait les pouvoirs du Conseil Général, qu’ils contrôlaient. En conséquence, elle renforcerait la centralisation des pouvoirs et les tutelles ministérielles à Paris. Pour certains historiens, la conception que Marius Hurard avait de l’autonomie était très différente de celle d’Aimé Césaire lorsqu’il créa en 1958 le Parti Progressiste Martiniquais. Chez Marius Hurard, l’autonomie était un instrument qui permettait de préserver les intérêts économiques et politiques de la ploutocratie Béké et de la bourgeoisie mulâtre de l’époque et non un moyen permettant l’émancipation du peuple martiniquais.
[In Wikipédia]
Bellefontaine, vers la quête d’une reconnaissance politique
Comme nombre de hameaux importants qui se sont finalement affranchis de leur municipalité d’origine (Fond-Saint-Denis, Morne-Rouge; Morne-Vert), Bellefontaine a de longue date manifesté les traits d’une communauté propre, dont le caractère singulier fut régulièrement reconnu par des mesures administratives :
Depuis l’arrêté du 28 février 1890, “à Case-Pilote il existe deux bureaux de vote : le premier, comprenant les électeurs habitant hors du périmètre de Bellefontaine, siègera à la mairie, le second comprenant les électeurs se trouvant dans le périmètre de Bellefontaine siègera à l’école des garçons de ce hameau.”
[ In G. Aliker, op. cit.]
Cette décision traduit la reconnaissance d’un fait social, l’évidence géographique et sociale d’une double réalité clivant le territoire communal de Case-Pilote. Cette identité politique propre à Bellefontaine, Gustave Charles-François va clairement l’exprimer lors de l’élection municipale de 1897, lorsqu’il va exiger de son allié, Jules Sévère, un poste d’adjoint “au nom, dit-il, des trois cents voix de Bellefontaine” (606 inscrits, J. Sévère : 277 voix sur 432 exprimées). Au constat de cette entente, Jules Sévère est conspué par les républicains orthodoxes, soupçonné de s’être vendu aux “caravaniers” (surnom donné à l’époque aux usiniers et à leurs alliés).
Jules Sévère
Le père de Jules Sévère, Amédée, avait été affranchi par Louis de Percin, premier maire nommé de la commune (1837). Jules Sévère a épousé la fille de Jacques Oscar Decressonnière dont il est considéré comme l’héritier politique. Agent des services de prophylaxie et distillateur, il est élu maire de Case-Navire en 1892 puis maire de Case-Pilote de 1897. Il devait décéder quelques mois après sa dernière réélection, en 1912. Il était le frère de Victor Sévère, plusieurs fois député et maire de Fort-de-France entre 1900 et 1940.
Le poids démographique donne aux campagnes (à Bellefontaine) un atout politique significatif contre le bourg. C’est à partir de cette arithmétique électorale que fut organisée la sécession du principal hameau de la commune de Case-Pilote. Car, pour réussir ce projet et vaincre les réticences il fallait ni plus ni moins que remporter les municipales à Case-Pilote. Un homme, Simon Charles-François, allait mener à bien cette opération au long cours.
Simon Charles-François :
Erambert Simon Jude Charles-François naît le 22 mai 1900 au Carbet, de Erambert Charles-François et de Marie-Felicia Mauvois. Il est issu d’une dynastie politiquement très active à Bellefontaine et Case-Pilote, dont quasiment chaque conseil municipal élu démocratiquement comprend au moins un Charles-François (Romuald en 1871, Cecilius en 1889, Gustave en 1897 etc.) Son livret militaire le décrit comme “cheveux noirs crêpus, yeux noirs, visage long, 1,75 m”. A l’âge de vingt ans il s’engage dans l’armée, il embarque pour la France en mai 1920. Rapatrié en 1922, il se réengage et repart pour la France en août 1922. Il est brigadier lorsqu’il est réformé définitivement en 1928, à cause d’une pleurésie.
Comment cet ancien militaire de carrière a-t-il vécu les événements de la Seconde Guerre Mondiale, les années de collaboration, la restauration coloniale conservatrice de l’Amiral Robert, qui nomme le pharmacien Paul Monnerville maire de Case-Pilote ? Une chose est sûre : c’est à la tête d’une liste socialiste (SFIO), opposée aux intérêts usiniers protégés par l’Amiral Robert, qu’il mènera en 1950 la bataille pour la conquête de la municipalité de Bellefontaine
C’est, en tout cas, durant cette période de l’Amiral Robert qu’il mûrit son projet. Avec succès, puisque dès la Libération, en 1945, il est élu maire de Case-Pilote en additionnant les voix de Bellefontaine avec celles des Pilotains qui suivaient son premier adjoint, Roger Sarraute (qui lui succèdera comme maire de la commune). Une fois conquise la municipalité pilotine, il organise étape par étape l’érection de son hameau en commune, bénéficiant de la dynamique créée par le Morne-Vert qui, dans la même période entreprend de se détacher du Carbet.
> Décret du 29 décembre 1945 (JO du 17 janvier 1946) : A peine élu maire, il convainc le préfet de Martinique, Pierre Trouillé, de prendre un décret instituant “un adjoint spécial pour la section de Case-Pilote dite “Bellefontaine”.” C’est là un début de reconnaissance officielle de la personnalité politique et administrative de la future commune.
L’ensemble de ses démarches aboutissent, vers la fin du mandat, à une série d’actes politiques et administratifs décisifs :
- > Séance du Conseil Municipal du 23 octobre 1949
- > Lettre du maire au préfet du 25 octobre 1949
- > Arrêté préfectoral 49-807 du 15 novembre 1949, prescrivant “une enquête commodo et incommodo dans la commune de Case-Pilote en vue de l’érection en commune de la fraction de cette commune dite “Bellefontaine”.
- > Délibération du Conseil Général du 27 février 1950, qui émet un avis favorable
- > Délibérations du Conseil Municipal du 22 janvier 1950 et du 23 avril 1950
> Suite à ces délibérations successives, se succède une série d’arrêtés et de décrets pris par les autorités, en vue de la création effective de la commune de Bellefontaine. Le 17 mai 1950 est pris l’arrêté portant création officielle de la commune de Bellefontaine, ainsi qu’une série de décisions officielles, publiées au JO de la Martinique du 1er juin 1950 :
> Les populations respectives des deux communes sont réparties comme suit :
> Les populations sont convoquées aux urnes le 4 juin 1950 :
> En attendant, des administrations provisoires sont nommées :
> Un signe ne peut manquer de frapper les observateurs : à la fois symbole et expression d’une profonde volonté communautaire enfin réalisée, c’est sans opposition que la liste conduite par Simon Charles-François, l’ex-maire de Case-Pilote, obtient 100% des suffrages exprimés par les votants de la nouvelle municipalité :
Suite à ces élections, il est procédé par le Conseil Municipal à la désignation du maire de la commune, dont le résultat est publié au JO de la Martinique du 1er juillet 1950 :